Morgane VERVIERS. Oxfam affirme dans ses déclarations que la redistribution est un outil puissant pour lutter contre les inégalités. Celles-ci sont criantes, leurs causes sont ancrées profondément dans nos sociétés. Les espaces de débats et d’actions que vous appelez de vos vœux, et dont les citoyens doivent s’emparer pour porter ces sujets, existent-ils vraiment ? On voit par exemple que les cahiers de doléances datant de la période des gilets jaunes ont été ignorés. Les sociologues qui étudient la question de la grande pauvreté et qui font le lien avec la répartition des richesses sont balayés d’un revers de main. Par ailleurs vous évoquez un discours ambiant souvent biaisé sur ces sujets. Qu’est ce que cela dit de l’état de notre démocratie ?
Cécile DUFLOT. Tout d’abord, il faut bien avoir en tête que les inégalités sont très importantes et qu’elles progressent encore. Évidemment c’est un sujet complexe mais, ce que je crois, et qui fait écho au discours de départ de Joe Biden, c’est qu’il y a un vrai agenda de la part de ceux qui bénéficient de l’envol des inégalités.
Pour maintenir ce système, il faut chercher et alimenter des contre-feux et donc alimenter des tensions autour des questions raciales, autour des questions sociétales. Ça permet de ne pas poser le débat critique sur l’état du monde actuel. Que signifie un monde où la conquête spatiale n’est plus le fait des plus grands pays du monde mais le fait de deux milliardaires ? Ça dit l’ampleur de la richesse accumulée entre les mains de quelques-uns. D’ailleurs dans le rapport[1] que nous venons de publier, on explique qu’on pensait l’an dernier que nous connaîtrions, dans les 5 à 10 ans qui viennent, le premier « mille milliardaire », donc un milliardaire qui possède 1000 milliards de dollars, et qu’en fait il y en aura probablement cinq. Le scénario se déroule plus vite que ce que l’on pensait.
Alimenter d’autres débats pour éviter celui sur le partage des richesses et la lutte contre les inégalités, cela existe, ce n’est pas un hasard. Il ne faut pas s’y laisser prendre. Oxfam sort pour la 13e année son rapport sur les inégalités. On était un peu isolé, voire activiste, il y a 13 ans. Aujourd’hui c’est la Banque Mondiale et le FMI qui mettent en avant ces sujets.
Tout le monde a pris conscience que l’envol des inégalités est un outil de fragmentation des sociétés. Ce qui est intéressant également, c’est que ça n’est plus du tout une chimère de taxer les super-riches. A Rio, les pays du G20, grâce au Brésil, l’ont mis à leur agenda. C’est une position qui doit être adoptée au niveau mondial.
En France, depuis 2017, une ligne politique est à l’œuvre. Nous l’avions documentée chez Oxfam dès septembre 2017. Nous disions aller à l’époque « vers un quinquennat des inégalités ». On a bien vu que, ce qu’on appelle de façon complètement absurde, le ruissellement, le soutien à l’investissement par une politique massive de l’offre et de réduction des dépenses publiques, ça ne marche pas. Au moins on a payé pour voir et ça ne marche pas.
L’UNSA Éducation est engagée et a des mandats pour lutter contre l’extrême droite et ses idées. Mais on constate, notamment parmi les électeurs du RN et particulièrement les plus modestes d’entre eux, que l’idée de taxer les ultra-riches pour réduire les inégalités ne passe pas au sein de la population française.
Oui parce qu’il y a quelque chose qui est à l’œuvre. C’est l’idée qu’on n’y arrivera jamais. Et que donc, ce qu’il faut, c’est enlever de l’argent aux un peu plus pauvres que nous. C’est une opération de retournement assez bien organisée. Plutôt que de considérer, quand vous gagnez 2000 euros par mois, que le problème c’est les milliardaires qui s’enrichissent de plus en plus, on vous dit que vos problèmes viennent de celui qui touche 1000 euros d’aides sociales. Ce discours là est au service de ceux qui veulent continuer à pouvoir s’enrichir au détriment des autres.
Là où c’est encore plus injuste c’est que, pendant la crise du Covid, les plus riches ont bénéficié de manière considérable de la solidarité nationale. La politique massive de rachat d’actifs de la BCE pour préserver la valeur des entreprises et notamment de leurs actionnaires, en particulier des milliardaires qui les possèdent, ces derniers n’ont pas craché dessus. Ils ont apprécié la nationalisation des salaires par le chômage partiel mise en place pendant cette période mais, en revanche, quand il s’est agi de rendre cette solidarité, ils ont essayé de détourner le débat au détriment des plus fragiles.
C’est pour ça qu’on parle de mobiliser le « pouvoir citoyen ». D’ailleurs, on a fait un sondage et contrairement à ce qui se dit, 78% des Français sont favorables à une taxation plus importante des plus riches. Le débat est malgré tout alimenté par certains en disant que les français ne sont pas « jaloux » des riches, contrairement à Oxfam. Ils essaient de nous enfermer dans cette position et de faire croire que nous serions isolés mais c’est faux. Aujourd’hui, ce que nous proposons, dans le cadre du « manifeste fiscal »[2], ça ne va pas supprimer l’existence des ultra-riches. Simplement ils vont contribuer à leur juste part. Parce qu’actuellement, et ça a été très bien montré par Gabriel Zucman et par d’autres, ils payent beaucoup moins d’impôts en proportion de leur revenu et de leur patrimoine que l’immense majorité des français.
Vous pensez qu’il y a la même acceptation dans la population concernant une plus grande taxation des héritages ?
Ce qui est intéressant sur la taxation des héritages, c’est que c’est un sujet sur lequel les politiques n’osent pas aller parce qu’ils disent que les français sont contre. Mais en fait, 9 français sur 10 ne paieront pas de droits de succession.
Bien sûr, on leur a appris à être contre en leur disant : « on va vous prendre la maison de mémé ». Nous ce qu’on défend, c’est la taxation des super héritages, au-delà de 13 millions d’euros. Quand vous dites au-delà de 13 millions d’euros, vous attendez 99% de soutien parce que l’immense majorité des gens n’hériteront évidemment jamais d’une telle somme. Mais même si, par extraordinaire, une super tante inconnue leur léguait un héritage, ils se disent qu’avec 13 millions ils s’en sortiront bien. Le vrai débat sur la taxation des héritages est autour des super héritages.
Ce pouvoir d’agir pour réduire les inégalités au sein du système éducatif, comme au sein d’autres secteurs, peut-être amplifié en s’alliant à d’autres ONG françaises ou internationales qui luttent contre la pauvreté. Quelle est la participation d’Oxfam au sein de ces réseaux, de ces collectifs ?
Oxfam n’est pas spécialiste des questions d’éducation. Mais notre combat est de considérer que l’éducation est un service public de base, comme la santé. A ce titre, il doit être bien financé et il doit être un outil de réduction des inégalités. Il doit permettre un accès facile à tous les enfants, sans discrimination, directe ou indirecte, par le coût de l’équipement, par les voyages scolaires qui nécessiteraient une participation importante des parents. Donc, l’important c’est vraiment considérer que l’éducation est un service public de base et fondamental.
Ensuite, concernant notre participation au sein d’un réseau, oui, bien sûr, Oxfam fait partie de Coordination Sud en France, de toutes les plateformes de mise en réseau. On travaille aussi sur un certain nombre de rapports ou de projets, en lien avec des organisations qui sont proches de nous. Ça a été le cas de la Fondation Abbé Pierre, c’est le cas de ATD Quart Monde. On est également membre des deux collectifs que sont « le Pacte du pouvoir de vivre »[3] et « l’ Alliance écologique et sociale », qui visent à associer le travail entre syndicats, organisations environnementales, ONG, justement pour pouvoir travailler ensemble et s’appuyer sur les spécificités, les connaissances et l’expertise des uns et des autres dans le but d’arriver à des positions communes. C’est dans ce cadre là aussi qu’on a été assez actif dans ce qui s’est appelé « Coalition 2024 », au moment de la dissolution, pour dire quelles pourraient être les 16 propositions qui rassembleraient l’ensemble de nos organisations et mobiliser contre l’extrême droite.
La suite de l’entretien est à retrouver dans le numéro 54 de « Questions d’éduc »
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[1] https://www.oxfamfrance.org/rapports/lart-de-prendre-sans-entreprendre/
[2] https://www.oxfamfrance.org/rapports/manifeste-fiscal-juste-vert-et-feministe-quelles-reformes-pour-un-modele-fiscal-moins-inegalitaire/
[3] L’UNSA est membre fondateur du « Pacte du pouvoir de vivre » https://www.pactedupouvoirdevivre.fr/